Quelques mois ont suffi à la maladie pour m’amener vers l’exil définitif. Les poumons, ça ne pardonne pas, ont dit les médecins tout en montrant du doigt mon paquet de cigarettes.  Mais la clope n’y est pour rien : j’étais condamné avant que le cancer ne décide de m’emporter. La Mort était à mes trousses bien avant mon arrivée en France. Elle avait décidé de me poursuivre dans les champs de bananiers de l’Urabá, en Colombie.

Naïvement, j’avais cru pouvoir la semer en quittant mon pays et mon continent, en traversant l’océan et en apprenant une autre langue. Mais la mort est une coureuse de fond, elle finit toujours par nous rattraper.

Quarante-cinq ans, ce n’est pas beaucoup… Mais que voulez-vous, face à elle, il n’y a pas de protestation possible.

Je dois dire que je la remercie, pour une raison simple : en m’ayant donné cette petite avance, elle a permis à ma famille d’avoir une meilleure chance de s’en sortir. J’espère cependant que pour eux, l’avance sera un peu plus conséquente que pour moi, et que leur deuxième vie sera plus longue que la mienne.

Bien que mort maintenant, je suis ce qu’on appelle « un survivant » : un survivant de l’Unión Patriótica. J’ai échappé de peu à une entreprise de mort, à une machine de l’horreur, qui avait pour but l’extermination d’un parti politique. Les paramilitaires. Une stratégie génocidaire, responsable de la mort d’environ 5000 militants. Non, la Colombie n’a pas à pâlir de sa participation dans le bal macabre de l’histoire humaine.

Je me souviens du matin pluvieux lorsque j’ai quitté Apartadó. Tout s’est passé très vite : personne n’était venu agiter un torchon blanc pour me dire adieu. Personne n’était là pour me mentir en me disant que je reviendrais un jour. De façon indifférente ma terre m’a vu partir. Et c’est le cœur lourd que je lui ai dit adieu.

Si vous ne connaissez pas l’exil, je peux juste vous dire qu’il a un goût amer. Pour moi, il a été chargé de nostalgie et très difficile à accepter. C’était comme si une partie de moi était morte avant le temps. C’était comme si de façon soudaine j’étais devenu quelqu’un d’autre. Imaginez un peu : plus de maison, plus d’amis, plus de travail, plus de langue pour communiquer. Toute une nouvelle vie à construire à partir de rien.

Les premiers temps, ça été un peu effrayant. Mais quand on est un survivant, on ne reste bien longtemps paralysé face aux difficultés.

Elle m’a beaucoup manqué la Colombie pendant cette période française… J’ai beaucoup de gratitude pour la France, mais on n’oublie pas sa patrie si facilement…

Heureusement, j’ai pu faire venir ma famille. Elle m’a permis d’affronter l’exil avec beaucoup plus de détermination, avec beaucoup plus d’envie de m’en sortir. J’ai dû apprendre la langue, trouver un boulot, me résigner à effectuer des tâches simples et peu payées pour subvenir à nos besoins. Et on s’en sortait. On allait de l’avant, comme on dit.

Ma mort a dû être dure pour eux. C’est toujours dure la mort d’un être cher. J’en sais quelque chose : j’ai perdu beaucoup d’amis, beaucoup de camarades, et ça me fessait toujours mal d’envisager la vie sans eux.

Je ne suis pas content d’être mort. Non, moi j’aimais la vie. J’aimais les femmes et leur sensualité. J’aimais la fête y el trago, bien comme il faut. Et j’aimais manger, bien sûr, qui n’aime pas ça. Mais je suis content d’être mort comme ça : loin des tronçonneuses qui ont abreuvé de sang la terre colombienne. Loin de tous ces tueurs à la cervelle étroite, incapables d’accepter la différence, incapables d’accepter l’autre. C’est une véritable satisfaction de mourir de cancer, et non pas aux mains de ceux qui veulent vous nier jusqu’à votre droit d’exister.

Enfin, maintenant je suis mort, tout ça c’est derrière moi. La vie est désormais de l’histoire ancienne. Et comme on dit par ici, les morts se doivent de ne pas être trop bavards…

J’espère simplement qu’un ou deux de mes amis me garderont dans leurs souvenirs : ce sera suffisant pour ma tranquillité de trépassé.

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